La Suite d’un bal masqué (Alexandrine-Sophie DE BAWR)

Comédie en un acte.

Représentée  pour la première fois, à paris, sur le Théâtre Français, le 9 avril 1813.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE SAINT-ALBE

MONSIEUR DE VERSAC

MADAME DE MAREUIL

MADAME DE BELMONT

ROSETTE, femme de chambre de Madame de Mareuil

UN DOMESTIQUE

 

La Scène se passe à Paris, dans l’hôtel de Madame de Mareuil.

 

Le Théâtre représente un Salon. À gauche est la porte d’un autre appartement.

 

 

Scène première

 

MADAME DE MAREUIL, ROSETTE

 

MADAME DE MAREUIL.

Rosette ?

ROSETTE.

Madame.

MADAME DE MAREUIL.

Madame de Belmont n’est pas encore rentrée ?

ROSETTE.

Non, Madame. Elle ne reviendra, je pense, que pour souper ; elle avait beaucoup de courses à faire.

MADAME DE MAREUIL.

Pauvre amie ! Depuis six semaines qu’elle est à Paris, à peine l’ai-je vue. Son procès l’occupe tellement !

ROSETTE.

Mais elle a raison de s’en occuper ; car toute sa fortune en dépend.

MADAME DE MAREUIL.

Il est vrai ; elle serait presqu’entièrement ruinée ; et je crains beaucoup...

ROSETTE.

Comment peut-on plaider contre une aussi jolie femme ! Il faut être bien vieux, bien endurci...

MADAME DE MAREUIL.

Point du tout ; son adversaire est un jeune homme fort aimable. Il est dans ce moment un de mes adorateurs, et je t’en ai parlé ces jours-ci.

ROSETTE.

Lequel donc, Madame ?

MADAME DE MAREUIL.

Ma conquête du Bal masqué. C’est Monsieur de Versac.

ROSETTE.

Et Madame de Belmont sait-elle?...

MADAME DE MAREUIL.

Non, je n’ai pas cru devoir le lui dire. Elle déteste Versac, et lui, sans l’avoir jamais vue, a des préventions contre elle. Il faudrait pour bien faire qu’ils se vissent sans se connaître ; mais depuis quinze jours à-peu-près que dure cette intrigue de bal, j’en cherche inutilement le moyen.

ROSETTE.

À quoi cela mènerait-il, maintenant que ce jeune homme est amoureux de vous ?

MADAME DE MAREUIL.

Amoureux ! songe donc qu’il ne m’a jamais vue.

ROSETTE.

Il n’importe, Madame : puisque vous l’avez séduit sous le masque, que sera-ce quand il vous connaîtra ? Ce pauvre Monsieur de Saint-Albe va se désespérer de nouveau.

MADAME DE MAREUIL.

Saint-Albe a tort ; je l’aime, mais par-dessus tout, j’aime à rire.

ROSETTE.

Et à plaire.

MADAME DE MAREUIL.

Serais-je femme sans cela ? La nature ne nous donnerait pas ce penchant, que la raison devrait nous l’inspirer. Plaire à tous les hommes est le vrai moyen d’attacher celui qui nous plaît. Un peu d’inquiétude fait vivre l’amour, la sécurité le tue. Un amant se lasse bientôt de celle qui ne le tourmente jamais ; qu’en dis-tu ?

ROSETTE.

Je dis que M. de Saint-Albe aimera longtemps.

MADAME DE MAREUIL, riant.

Je l’espère.

ROSETTE.

Il est vrai que son caractère ajoute à ses chagrins. Il est si jaloux ! si violent !

MADAME DE MAREUIL.

Cependant en cette occasion je n’ai rien à me reprocher ; et le désir seul d’opérer un rapprochement entre Madame de Belmont et... Qu’est-ce ?

 

 

Scène II

 

MADAME DE MAREUIL, ROSETTE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Une lettre pour Madame : on attend la réponse.

MADAME DE MAREUIL.

Donnez ; je vais la faire.

Le Domestique sort.

 

 

Scène III

 

MADAME DE MAREUIL, ROSETTE

 

MADAME DE MAREUIL.

C’est de Versac.

Elle lit.

À Madame de Mareuil... Il me connaît ; lisons. « Me pardonnerez-vous, Madame, d’avoir manqué à la promesse que je vous avais faite de ne point chercher à vous connaître ? J’ai succombé, je sais qui vous êtes. Avant peu, cette figure que mon imagination me peint si charmante, ne me sera plus inconnue ; mais combien il me serait doux qu’une vue si chère ne fût point un larcin ! Combien la faveur d’être admis chez vous me serait précieuse ! Puis-je espérer, Madame, que vous m’accorderez la permission de m’y présenter, et que vous ne me forcerez pas à tenir du hasard ou de mon adresse un bonheur qui, pour être parfait, a besoin de votre aveu ? J’ai l’honneur, etc. VERSAC. » Il demande à venir. Si je refuse, tout est dit, ils ne se rencontreront jamais. Mais comment annoncer à Madame de Belmont qu’elle va voir Versac ?

ROSETTE.

Madame répond-elle ?

MADAME DE MAREUIL, réfléchissant.

Un instant... L’idée est plaisante... Si l’on pouvait... Mais non... Et pourquoi pas ? j’étais masquée, c’est une suite de bal ; tout cela peut passer pour un badinage. Ils se verront au moins. Qui sait si ce rapprochement ne terminera pas tout ?... Allons, allons, risquons cette folie.

Elle écrit.

« Des raisons dont je ne puis vous instruire maintenant, Monsieur, ne me permettent pas de vous recevoir chez moi sous votre véritable nom. Si vous voulez y paraître sous celui de Monsieur de Gerville, je vous attendrai dès ce soir avec plaisir. J’ai l’honneur, etc. »

À Rosette.

Donne cette lettre.

Rosette sort.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE MAREUIL

 

Ma démarche est peut-être un peu légère ; mais l’intention m’excuse, et plus j’y songe, plus je me félicite d’avoir eu cette idée.

À Rosette qui rentré.

Eh bien ?

 

 

Scène V

 

MADAME DE MAREUIL, ROSETTE

 

ROSETTE.

La lettre est partie. Madame paraît satisfaite de la correspondance ?

MADAME DE MAREUIL.

Oui, j’en espère une heureuse suite.

ROSETTE.

Ainsi vous recevrez Monsieur de Versac ?

MADAME DE MAREUIL.

Non c’est Monsieur de Gerville que j’attends. Ne va pas me trahir.

ROSETTE.

Comment ?

MADAME DE MAREUIL.

J’exige qu’il change de nom pour se présenter ici. Crois-tu qu’il y consente ?

ROSETTE.

En doutez-vous, Madame, puisqu’il vous aime ?

MADAME DE MAREUIL.

Mais je veux qu’il en aime une autre.

ROSETTE.

Ah ! cela sera plus difficile.

MADAME DE MAREUIL.

Point du tout. Versac n’est encore que disposé à devenir amoureux. Il m’a trouvée aimable, il me croit belle, et Madame de Belmont, jeune et jolie, peut prendre ma place sans détruire l’illusion.

ROSETTE.

Quoi ! vous voulez?...

MADAME DE MAREUIL.

Qu’il la voie, qu’il lui parle sans la connaître, et qu’elle achève enfin ce que j’ai commencé. Si mon plan réussit, je fais le bonheur de mon amie. S’il échoue, je conserve un adorateur ; et c’est toujours une consolation.

ROSETTE.

Mais Madame de Belmont voudra-t-elle?...

MADAME DE MAREUIL.

Ah ! voilà ce qui m’inquiète. Je ne sais comment la faire consentir à mon projet. D’abord il faut me quereller avec Saint-Albe.

ROSETTE.

Ce ne sera pas le plus difficile, et si l’on était aussi sûr de votre amie que...

MADAME DE MAREUIL.

La voilà ; laisse-nous.

Rosette sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE MAREUIL, MADAME DE BELMONT

 

MADAME DE MAREUIL.

Eh ! bien, ma chère, êtes-vous contente de votre journée ?

MADAME DE BELMONT.

Contente ! je n’imagine pas qu’on puisse en passer une plus triste et plus fatigante. Quel ennui, grand Dieu ! que de courses inutiles, de démarches infructueuses ! Ah ! ce malheureux procès me fera mourir.

MADAME DE MAREUIL.

Mais que disent vos conseils ?

MADAME DE BELMONT.

Est-ce que l’on peut comprendre ces gens-là ? Les uns me rassurent, me flattent peut-être ; les autres m’effraient : on ne sait lequel croire, et cependant il s’agit de toute ma fortune ; si Monsieur de Versac l’emporte, je suis ruinée. Ce Monsieur de Versac, que je le déteste !... Son nom seul m’est odieux.

MADAME DE MAREUIL.

Mais je crois me rappeler qu’il n’a pas eu les premiers torts, et que ce fut son père qui intenta ce procès à votre mari. Je suis peu au fait de cette affaire : depuis notre sortie du couvent, nous avons toujours vécu si loin l’une de l’autre...

MADAME DE BELMONT.

Quelle que fût ma confiance en vous, je craignais de remplir mes lettres de ces ennuyeux détails. Je connais votre excellent cœur, votre attachement pour moi : unie à un homme qui vous adorait, vous viviez heureuse à Paris, devais-je troubler vos plaisirs en vous faisant partager mes inquiétudes ?

MADAME DE MAREUIL.

Mais on pouvait dans les premiers temps, peut-être, arranger cette affaire ?

MADAME DE BELMONT.

Je ne le pense pas. Mon mari était vieux et entêté ; le père de Monsieur de Versac l’était aussi ; et lorsqu’il mourut, son fils, qui voyageait alors, envoya sa procuration afin de poursuivre l’affaire. Nous étions déjà condamnés une fois, lorsque la mort m’enleva Monsieur de Belmont. Vous savez que par contrat de mariage il m’avait assuré toute sa fortune ; je me trouvai donc obligée de continuer ce malheureux procès dont elle dépend en grande partie. Au moment d’être jugée définitivement à Paris, le conseil de mes gens d’affaires et surtout le désir de revoir ma meilleure amie, m’ont engagée à faire ce voyage. Maintenant, j’attends mon sort. L’habitude que j’ai de vivre à la campagne, la simplicité de mes goûts, tout me rendra moins sensible la perte d’une grande fortune ; et l’idée de vivre avec peu de bien ne m’a jamais effrayée.

MADAME DE MAREUIL.

N’importe, j’aurais fait depuis quelque tentative auprès du jeune Versac. Il y a quinze jours qu’il est de retour à Paris.

MADAME DE BELMONT.

Je le sais.

MADAME DE MAREUIL.

Le connaissez-vous ?

MADAME DE BELMONT.

Non ; nous ne nous sommes jamais vus ; et je vous avoue que c’est un des hommes que je désire le moins de rencontrer, surtout depuis que le commandeur m’a compromise à ses yeux de la manière la plus désagréable. Je crois vous en avoir écrit quelque chose dans le temps.

MADAME DE MAREUIL.

Oui, deux mots.

MADAME DE BELMONT.

Voici le fait. Vous connaissez le commandeur d’Olban ?

MADAME DE MAREUIL.

Si je le connais ! C’est lui qui m’a fait épouser Monsieur de Mareuil.

MADAME DE BELMONT.

Il a la manie de marier tout le monde. Dès que je fus restée veuve de Monsieur de Belmont, il imagina d’écrire à Versac et de lui offrir ma main pour terminer nos différends, et tout cela de sa tête ; il ne m’en parla qu’après avoir envoyé sa lettre.

MADAME DE MAREUIL.

Eh bien ?

MADAME DE BELMONT.

Eh bien, il paraît que la réponse ne fut pas très flatteuse pour moi, car je ne l’ai jamais vue. Le Commandeur prétend que sa lettre s’est perdue ; mauvaise excuse !

MADAME DE MAREUIL.

Et vous croyez que d’Olban aurait eu l’imprudence de faire à ce jeune homme une proposition claire ?

MADAME DE BELMONT.

Il dit que non ; mais je le connais, et je ne puis penser à cela sans une colère...

MADAME DE MAREUIL.

Pourquoi donc ? Si Monsieur de Versac vous avait vue, sans doute tout se serait passé autrement.

MADAME DE BELMONT, souriant.

Vous voulez consoler mon amour-propre.

MADAME DE MAREUIL.

Non, je suis certaine... Mais voici Saint-Albe.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE MAREUIL, MADAME DE BELMONT, SAINT-ALBE

 

SAINT-ALBE.

Je suis peut-être indiscret, Mesdames ?...

MADAME DE BELMONT.

Au contraire, vous ne pouviez arriver plus à propos. Nous parlions de mon procès, et j’en ai l’esprit tellement fatigué depuis ce matin, que je causerai d’autre chose avec plaisir.

MADAME DE MAREUIL.

Venez-vous passer la soirée avec nous ?

SAINT-ALBE.

Si vous le permettez.

MADAME DE MAREUIL.

Je ne compte pas sortir. J’attends quelques personnes à souper, et nous ferons de la musique.

SAINT-ALBE.

Mais on n’arrivera pas avant dix heures ; et d’ici là, du moins, nous resterons tous les trois : voilà les réunions qui me plaisent. J’obtiens bien rarement le bonheur de vous voir ainsi. Ah ! que n’avez-vous mes goûts ! Combien ce monde, qui vous plaît tant, vous deviendrait insupportable.

MADAME DE MAREUIL.

Que voulez-vous ! j’aime la société, elle m’amuse.

SAINT-ALBE.

Pour moi, je ne m’amuse pas quand je souffre le martyre.

MADAME DE MAREUIL.

Et pourquoi souffrez-vous ?

SAINT-ALBE.

Madame est votre amie, elle sait à quel point je vous aime ; je la fais juge entre nous. Puis-je être heureux lorsqu’il se passe quelquefois huit jours sans que j’obtienne de vous un mot, un regard ? Vous le savez, je viens souvent ici trois fois dans la journée ; Madame est toujours dehors enfin, si après avoir couru tous les lieux de réunions, tous les théâtres de Paris, je parviens à la rencontrer, à peine daigne-t-elle m’apercevoir entourée d’une foule que j’ai peine à percer, je lui demanderais en vain de m’entendre, je me vois plus maltraité que le premier venu qui se fera présenter à elle. Je devrais fuir un spectacle qui me tue ; mais non, je ne sais quel maudit génie me force à rester là. Je n’abandonne la place que quand elle est partie, et je rentre chez moi le désespoir dans l’âme. Voilà ma vie.

MADAME DE BELMONT.

Mais pourquoi vous tourmenter ainsi ?

MADAME DE MAREUIL, riant.

Et d’après cela, mon cher Saint-Albe, comment désirez-vous m’épouser ?

SAINT-ALBE.

Ah ! comment ! parce que je vous aime, parce que je vous adore. D’ailleurs, j’espère que le temps, mes prières...

MADAME DE MAREUIL, souriant.

Et peut-être les ordres d’un mari ?

SAINT-ALBE.

Jamais, puisque je serai toujours votre amant.

MADAME DE MAREUIL.

Saint-Albe, vous êtes un aimable homme, et si j’épouse quelqu’un, ce sera vous.

SAINT-ALBE, vivement.

Ah ! ne me laissez pas dans une incertitude qui me désespère ; consentez à mon bonheur, et fixez-en le jour.

MADAME DE BELMONT.

Je joins ma prière à la sienne ; que je sois témoin de cette heureuse union avant mon départ.

MADAME DE MAREUIL.

Nous sommes encore trop jeunes.

SAINT-ALBE.

Quoi ! voulez-vous attendre pour nous marier que nous ayons soixante ans ?

MADAME DE MAREUIL.

Pas tout-à-fait ; mais je suis légère ; peut-être un peu coquette. Vous êtes jaloux, emporté, ce sont des défauts que le temps doit corriger ; attendons-en l’effet.

SAINT-ALBE.

Je suis jaloux ; mais si j’étais heureux, tranquille, vous me verriez tout autre.

MADAME DE MAREUIL.

Non, cela tient à votre caractère ; la moindre chose vous irrite. Ne vous êtes-vous pas mis en fureur, il n’y a pas deux jours, lorsque je vous ai parlé de ma rencontre avec ce jeune homme du bal masqué ?

SAINT-ALBE.

Mais pourquoi me cacher que vous alliez au bal ?

MADAME DE BELMONT.

N’en fait-on pas toujours un mystère ?

SAINT-ALBE.

D’ailleurs pouvais-je de sang-froid vous entendre vanter l’esprit et la figure d’un inconnu ? À propos, vous ne l’avez pas nommé.

MADAME DE MAREUIL.

C’est Monsieur de Gerville.

SAINT-ALBE.

Gerville ! je n’ai jamais entendu parler de cet homme-là.

À Madame de Mareuil.

Quelqu’aventurier ?

MADAME DE MAREUIL.

Point du tout, je connais sa famille, et il a une terre voisine de la mienne.

SAINT-ALBE.

Cela se peut ; mais ce n’est pas une raison pour suivre pendant cinq ou six bals...

MADAME DE MAREUIL.

Le suivre ! vous avez une manière de vous exprimer...

SAINT-ALBE.

Eh bien, se laisser suivre par un jeune homme que l’on n’a jamais rencontré nulle part, qui ne vient pas chez vous.

MADAME DE MAREUIL.

Il y viendra ce soir.

SAINT-ALBE.

Vous plaisantez !

MADAME DE MAREUIL.

Nullement. Je l’attends.

SAINT-ALBE.

Et qui vous le présente ?

MADAME DE MAREUIL.

Il s’est présenté lui-même.

SAINT-ALBE.

Comment ! il est déjà venu ?

MADAME DE MAREUIL.

Non, mais il m’a écrit.

SAINT-ALBE.

Et vous avez répondu ! et vous le recevez !

À Madame de Belmont.

Mais, Madame, n’y a-t-il pas de quoi devenir fou ?

MADAME DE BELMONT.

Encore une querelle !

MADAME DE MAREUIL.

Que trouvez-vous donc là de si surprenant ?

SAINT-ALBE.

Mais c’est-à-dire que l’on n’a jamais rien vu de pareil. Et ce jeune homme traite cela comme une intrigue.

MADAME DE MAREUIL.

Une intrigue ! le mot est honnête !

SAINT-ALBE.

Pardonnez ; mais s’il faut trouver bon pour vous plaire...

MADAME DE MAREUIL.

Pour me plaire, il faudrait m’épargner vos insultantes remontrances.

MADAME DE BELMONT.

Ma chère !...

SAINE-ALBE, à Madame de Belmont.

Vous le voyez, Madame, on ne permet rien à l’attachement le plus tendre.

MADAME DE MAREUIL.

Votre attachement m’excède.

SAINT-ALBE.

À merveille ! Eh bien, Madame, je ne vous excéderai plus.

MADAME DE MAREUIL.

Vous m’obligerez.

SAINT-ALBE.

Aussi bien, je suis las de souffrir, et je veux prendre mon parti.

MADAME DE MAREUIL.

Dès longtemps vous auriez dû le faire.

SAINT-ALBE.

Heureusement, il n’est pas trop tard. Oui, oui, je me dégagerai de vos chaînes. Je vivrai libre, heureux.

MADAME DE MAREUIL.

Tant mieux !

MADAME DE BELMONT, arrêtant Saint-Albe.

Mais vous êtes des enfants. Ma chère, dites-lui donc un mot.

MADAME DE MAREUIL.

Pourquoi ? Monsieur fait très bien. Je le disais tout à l’heure, nous ne nous convenons pas.

SAINT-ALBE.

Au moins, pour cette fois, vous ne nierez point que ma jalousie n’ait un motif bien fondé ?

MADAME DE MAREUIL.

Je vous l’accorde.

SAINT-ALBE.

Et si l’on doit plaindre un jaloux, on doit fuir une coquette.

MADAME DE MAREUIL.

Fuyez donc.

SAINT-ALBE.

Oui, je fuirai ; ce dernier trait m’ouvre les yeux sur ma faiblesse. Je laisse le champ libre à Monsieur de Gerville, et je vous dis adieu pour la vie.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE MAREUIL, MADAME DE BELMONT

 

MADAME DE BELMONT.

Monsieur de Saint-Albe !... Il part.

MADAME DE MAREUIL.

Qu’il parte !

MADAME DE BELMONT.

Vous avez tort. Pourquoi consentir à recevoir ce jeune homme ?

MADAME DE MAREUIL.

Quel motif aurais-je eu de le refuser ? Dois-je m’enterrer pour plaire à Monsieur de Saint-Albe ?

MADAME DE BELMONT.

Non, mais un amant si tendre, si sincère, mérite bien quelques sacrifices. S’il ne revenait pas ?

MADAME DE MAREUIL.

Que voulez-vous que j’y fasse ?

MADAME DE BELMONT.

Imaginez un prétexte pour ne point admettre chez vous Monsieur de Gerville.

MADAME DE MAREUIL.

La chose est impossible, maintenant que j’ai consenti à l’y recevoir.

MADAME DE BELMONT.

Qu’importe ! il ne vous intéresse en aucune manière.

MADAME DE MAREUIL.

Non, sans doute ; mais ce jeune homme est bien né, fort estimé dans le monde, et je ne puis lui faire une impertinence ; d’ailleurs, la jalousie de Saint-Albe est tellement connue, que cette réserve de ma part nous donnerait un ridicule à tous deux.

MADAME DE BELMONT.

Que faire donc ?

MADAME DE MAREUIL.

Je ne sais.

MADAME DE BELMONT.

Si je lui écrivais ?

MADAME DE MAREUIL.

À Monsieur de Gerville?...

MADAME DE BELMONT.

Non, à Saint-Albe.

MADAME DE MAREUIL.

Je vous supplie de n’en rien faire ; il prendrait cette démarche pour un aveu de mes torts. Maintenant son esprit est prévenu ; il croit que ce jeune homme me plaît ; tout ce qu’on pourrait lui dire serait inutile.

MADAME DE BELMONT.

Je vous plains.

MADAME DE MAREUIL.

Je vous avoue que je suis fâchée d’avoir poussé les choses aussi loin.

MADAME DE BELMONT.

Je donnerais tout au monde pour vous tirer de cette situation.

MADAME DE MAREUIL, après avoir rêvé.

Il y aurait bien un moyen de le rassurer, et de lui prouver que Monsieur de Gerville m’est très indifférent.

MADAME DE BELMONT.

Comment cela ?

MADAME DE MAREUIL.

Vous pourriez me rendre le plus grand service ; car enfin j’aime Saint-Albe, et je ne puis songer à le perdre sans un chagrin mortel.

MADAME DE BELMONT.

Que puis-je faire ? parlez.

MADAME DE MAREUIL.

Je crains d’abuser de votre amitié.

MADAME DE BELMONT.

Eh non ; je suis prête à tout pour vous rendre la paix.

MADAME DE MAREUIL, souriant.

C’est que le moyen...

MADAME DE BELMONT.

Eh bien ?

MADAME DE MAREUIL.

Je n’ose vous le dire. Vous allez me refuser, et cependant c’est le seul espoir qui me reste.

MADAME DE BELMONT.

Dites donc.

MADAME DE MAREUIL.

Si vous consentiez à recevoir Monsieur de Gerville à ma place?...

MADAME DE BELMONT.

Moi !

MADAME DE MAREUIL.

Vous même : sous mon nom.

MADAME DE BELMONT.

Ma chère, y pensez-vous ?

MADAME DE MAREUIL.

Monsieur de Gerville ne peut être blessé d’une plaisanterie aussi innocente ; le temps des bals masqués excuse tout. Nous rassurons Saint-Albe, vous me rendez mon amant, et nous nous amusons.

MADAME DE BELMONT.

Vous croyez donc que Saint-Albe?...

MADAME DE MAREUIL.

Quelle plus forte preuve pourrais-je lui donner de mon indifférence pour Monsieur de Gerville ? S’il refuse de croire à mes discours, il faudra bien qu’il se rende à des faits ! Ah ! je vous devrai tout. Y consentez-vous ?

MADAME DE BELMONT.

Non, je ne puis. Songez donc que ce jeune homme, me prenant pour vous, va me parler d’amour.

MADAME DE MAREUIL.

Eh bien, vous répondrez.

MADAME DE BELMONT.

Croyez-vous d’ailleurs qu’il se laisse abuser, et qu’il ne reconnaisse pas tout de suite?...

MADAME DE MAREUIL.

La chose est impossible. Sous le domino, nous sommes vous et moi à-peu-près de la même taille. En lui parlant au bal je déguisais ma voix, et jamais il ne m’a vue sans masque. Comment voulez-vous qu’il ne s’y trompe pas ?

MADAME DE BELMONT.

Cela serait d’une légèreté !...

MADAME DE MAREUIL.

Nous avons voulu rire, voilà tout.

MADAME DE BELMONT.

Soit, mais...

MADAME DE MAREUIL.

Mais vous obligerez une amie. Allons, il faut vous décider.

MADAME DE BELMONT.

Je suis sûre de faire une sottise, et cependant...

MADAME DE MAREUIL.

Vous cédez, n’est-il pas vrai ?

MADAME DE BELMONT.

Il s’agit du bonheur de Saint-Albe ! allons.

 

 

Scène IX

 

MADAME DE MAREUIL, MADAME DE BELMONT, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Monsieur de Gerville.

MADAME DE MAREUIL.

Qu’il entre.

Le domestique sort.

Ma chère, je vous laisse.

MADAME DE BELMONT.

Quoi ! vous sortez ?

MADAME DE MAREUIL.

Je reviendrai vous seconder.

Elle sort.

MADAME DE BELMONT.

Sans me dire un mot sur ce jeune homme, sans m’instruire... Mais quelle étourderie !... Le voilà. Je suis toute tremblante.

 

 

Scène X

 

MADAME DE BELMONT, VERSAC

 

VERSAC.

J’abuse peut-être bien vite, Madame, de la bonté que vous avez de me recevoir ; mais j’avais trop d’empressement pour être discret. J’ai pris soin, vous le voyez, de me conformer à vos ordres : en eussiez-vous prescrit de plus rigoureux, je n’aurais jamais cru payer assez le bonheur de vous voir.

À part.

Elle est charmante !

MADAME DE BELMONT, en souriant.

Je dois me féliciter, Monsieur, qu’une curiosité bien naturelle me procure le plaisir de vous connaître.

VERSAC.

Croyez-vous donc, Madame, que ce sentiment seul ait dicté ma démarche ?

MADAME DE BELMONT.

Je conçois, en effet, que l’on désire beaucoup voir une femme qui nous a longtemps intrigué dans un bal. Le mystère a quelque chose de piquant. Malgré soi, on se fait une idée de la figure que nous cache le masque, l’imagination s’exerce, et...

VERSAC.

Si loin qu’ait été la mienne, elle n’a pu approcher de la réalité. La première fois que j’eus le bonheur de vous rencontrer au bal, je fus frappé de l’élégance de votre taille et du son de cette voix charmante, que je reconnais parfaitement, quoique vous prissiez alors le soin de la déguiser.

MADAME DE BELMONT, riant.

Ah ! vous reconnaissez ma voix ?

VERSAC.

Je l’aurais reconnue entre mille. Séduit par les seuls attraits qu’un masque jaloux ne pouvait me cacher, l’imagination, ainsi que vous disiez tout à l’heure, suppléait au reste. Je vous prêtais des traits qui ressemblaient aux vôtres ; mais auxquels il manquait ce charme qui se trouve en vous !

MADAME DE BELMONT.

Ainsi, le hasard me présentant à vos yeux, vous pensez sans doute que vous m’eussiez devinée ?

VERSAC.

Ah ! je n’en doute pas. Et que n’ai-je pas fait inutilement pour y parvenir ! Depuis quinze jours, j’ai sans cesse couru le monde, les bals, les spectacles ; et tout cela sans pouvoir rencontrer une seule femme qui vous ressemblât. Mais, Madame, vous n’allez donc nulle part ?

MADAME DE BELMONT.

Pardonnez-moi. J’aime au contraire beaucoup le monde et les plaisirs. Quoique puissent dire les censeurs de la vie qu’on mène à Paris, elle me plaît assez.

VERSAC.

Paris ! mais on ne peut exister autre part. Les pays étrangers, que j’ai longtemps parcourus, n’offrent rien de comparable ; et la province !... Concevez-vous, Madame, que l’on vive en province ?

MADAME DE BELMONT.

Moi, je me plais partout. Mes plus belles années se sont passées près d’un vieil ami, que je considérais comme un second père. Seule avec lui, dans une terre assez triste, je n’ai pas connu un instant d’ennui.

VERSAC.

Ah ! combien j’envie le sort de cet ami dont vous charmiez la solitude ; et cependant il était vieux, dites-vous, et la seule amitié lui était permise. Que serait-ce donc si l’amour...

MADAME DE BELMONT.

L’amour eût tout gâté.

VERSAC.

Croyez-vous ?

MADAME DE BELMONT.

Soyez-en sûr, Monsieur. Lorsque l’on ne reçoit aucune distraction du monde, lorsque l’on est tout l’un pour l’autre, il est heureux que le sentiment qui vous unit, soit calme, à l’abri de tout changement. L’amour s’éteint. Que de regrets, que de chagrins viennent alors troubler une liaison dont les commencements ont été trop doux ! On se passe d’un bonheur que l’on ignore ; mais comment renoncer au bonheur que l’on a connu ?

VERSAC.

Vous ne croyez donc pas, Madame, aux passions constantes ?

MADAME DE BELMONT, riant.

Mais je ne crois guères aux passions.

VERSAC.

Eh quoi, n’auriez-vous jamais aimé ?

MADAME DE BELMONT.

Cette question...

VERSAC.

Excusez-moi ; mais si vous saviez à quel point je me sens intéressé...

 

 

Scène XI

 

MADAME DE BELMONT, VERSAC, MADAME DE MAREUIL

 

MADAME DE MAREUIL.

Ma chère, je suis désespérée ; mon duo n’ira jamais ce soir.

VERSAC, à part.

L’ennuyeux contretemps !

MADAME DE MAREUIL, à part.

Mon arrivée le gêne.

MADAME DE BELMONT.

Permettez que je vous présente M. de Gerville.

MADAME DE MAREUIL.

Monsieur de Gerville ! comment ! mais j’ai beaucoup connu ses parents.

VERSAC.

Mes parents, Madame !

MADAME DE MAREUIL.

Monsieur votre oncle était l’ami intime de mon père ; vit-il toujours, Monsieur ?

VERSAC, à part.

Ma foi, je n’en sais rien.

Haut.

Non, Madame, il est mort.

MADAME DE MAREUIL.

Ah ! que j’en suis fâchée !

MADAME DE BELMONT, à part.

Est-elle assez folle !

MADAME DE MAREUIL.

Je ne me console pas de mon duo. Si j’avais au moins quelqu’un pour le répéter avec moi. Savez-vous la musique, Monsieur ?

VERSAC.

Fort peu, Madame.

MADAME DE MAREUIL.

Mais vous chantez, peut-être ?

VERSAC.

Je suis très enrhumé.

MADAME DE MAREUIL.

Eh bien, j’y renonce ; et je resterai près de vous jusqu’à l’heure de notre concert.

VERSAC, à part.

Allons, la voilà établie.

MADAME DE MAREUIL, bas à Madame de Belmont.

Il paraît avoir de l’humeur. Il me fait des yeux !...

MADAME DE BELMONT, bas.

Croyez-vous ?

MADAME DE MAREUIL, bas.

Comment le trouvez-vous ?

MADAME DE BELMONT, bas.

Fort aimable.

MADAME DE MAREUIL, bas.

En ce cas, je vais faire ma paix avec lui.

Haut.

Ah ! que je suis étourdie ! j’oubliais que j’ai deux visites à faire.

VERSAC, à part.

Ah ! je respire !

MADAME DE MAREUIL, à Versac.

J’espère retrouver Monsieur ; il soupe avec nous, sans doute ?

MADAME DE BELMONT.

J’ignore si Monsieur est libre.

VERSAC, vivement.

Entièrement, et j’accepté avec le plus grand plaisir.

MADAME DE MAREUIL.

Je suis vraiment fâchée de ne point passer avec vous la soirée entière. Ces visites m’excèdent.

MADAME DE BELMONT, bas à Madame de Mareuil.

Quoi ! vous sortez encore ?

VERSAC.

On en est quitte souvent pour se faire écrire.

MADAME DE MAREUIL.

C’est bien mon espérance. Je ne trouve rien de plus sot que ces devoirs de société qui ne signifient rien. On se connaît à peine, et parce qu’on a dansé ou soupé une fois l’un chez l’autre, il faut s’accabler de visites, qui ennuient autant ceux qui les reçoivent, que ceux qui les font. On va troubler des gens qui souvent seraient charmés de rester seuls.

VERSAC.

Cela arrive.

MADAME DE MAREUIL.

On se gêne enfin pour aller gêner... Mais tandis que je médis des visites, je ne fais pas les miennes. Je vous laisse, ma chère, et je reviens le plutôt possible.

Elle salue Versac et sort.

 

 

Scène XII

 

MADAME DE BELMONT, VERSAC

 

MADAME DE BELMONT.

C’est une femme fort aimable.

VERSAC.

Oui, elle le paraît.

MADAME DE BELMONT, examinant Versac.

Spirituelle, jolie.

VERSAC.

Je l’ai vue à peine ; mais je lui rends grâce ; sans elle j’étais bientôt forcé de vous quitter, et je lui dois le bonheur de passer quelques heures avec vous. Son arrivée pourtant m’a contrarié : elle a rompu un entretien... Je me rappelle, Madame, que je vous faisais une question.

MADAME DE BELMONT.

Et je crois aussi me rappeler que je ne voulais pas y répondre.

VERSAC.

Sans doute elle était hardie ; mais daignez songer que nous ne nous connaissons pas d’aujourd’hui seulement. Je suis peut-être assez malheureux pour que vous aviez oublié nos conversations du bal ; elles me sont toutes présentes.

MADAME DE BELMONT, souriant.

J’avoue qu’il me faudrait un grand effort do mémoire...

VERSAC.

Je le conçois ; vous n’y mettiez pas le même intérêt que moi ; mais j’ai retenu chaque mot. Cependant une chose m’étonne.

MADAME DE BELMONT.

Qu’est-ce donc ?

VERSAC.

Sous le masque, j’avais cru remarquer en vous une vivacité extrême.

MADAME DE BELMONT.

Et vous me trouvez moins vive ?

VERSAC.

Oui. Votre esprit léger s’exerçait sur mille sujets différents ; et c’était surtout par la saillie qu’il était remarquable.

MADAME DE BELMONT, embarrassée.

On ne conserve pas toujours le jargon du bal.

VERSAC.

Ah ! ne le regrettez pas ! combien je trouve préférable ce mélange de raison et de sensibilité, qui jette un charme inexprimable sur tous vos discours ! Que de femmes sont brillantes ! Combien peu sont véritablement aimables ! On admire les unes ; les autres nous attachent. Enfin, jusqu’à ce moment, je n’avais pu juger que votre esprit, et je pense maintenant avoir jugé votre cœur.

MADAME DE BELMONT.

Vous me flattez.

VERSAC.

Non, Madame, je dis vrai : peut-être lorsque vous étiez sous le masque aurais-je pu vous tenir quelques discours ressemblant à des compliments ; mais maintenant que je vous ai vue, maintenant que je vous connais davantage, c’est mon cœur qui parle ; et ce masque que j’ai tant maudit, je voudrais que vous le reprissiez un instant ; il m’enhardirait à vous dire mille choses que je n’ose exprimer... Encore quelqu’un.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE BELMONT, VERSAC, ROSETTE

 

MADAME DE BELMONT.

Que voulez-vous, Rosette ?

ROSETTE, bas à Madame de Belmont.

Ma maîtresse vous prie de passer un moment dans son cabinet. Elle désire vous parler avant le souper.

MADAME DE BELMONT.

J’y vais.

À Versac.

Excusez-moi, je vous prie, Monsieur ; je me vois forcée de vous quitter pour quelques instants ; mais voici des livres.

VERSAC.

N’ayant pas compté sur le bonheur de souper avec vous, Madame, j’avais donné un rendez-vous à neuf heures, chez mon homme d’affaires. Permettez que je m’y rende pendant votre absence, et que je revienne aussitôt.

Madame de Belmont et Rosette sortent.

 

 

Scène XIV

 

VERSAC, seul

 

Il tire sa montre.

Il n’est que huit heures et demie, je ne trouverais pas mes gens. J’aurai bientôt terminé avec eux, car je ne veux pas perdre un moment de cette soirée. Je crois en vérité que je suis amoureux. Jamais aucune femme ne m’a plu à ce point. Que d’esprit ! de grâces ! Non, je ne m’attendais pas à la trouver si charmante... Mais que m’a-t-on dit de sa légèreté, de sa coquetterie ? Il n’y a pas un mot de tout cela. Elle est douce, sensible, parfaite enfin. Heureux celui qui sera son époux...Et pourquoi ne me mettrais-je pas sur les rangs ? Ma famille me tourmente pour me marier ; je ne saurais faire un meilleur choix. Madame de Mareuil est bien née, riche, jeune... oui, mais que de rivaux ! Cependant je ne lui crois pas d’engagement ; les personnes que j’ai questionnées sur son compte, me l’auraient dit. D’ailleurs elle me reçoit bien, et j’ai tout lieu de penser que je pourrais lui plaire tout comme un autre... Cette idée me sourit ; le mariage, avec elle, ne me paraît plus aussi redoutable. La convenance, le goût, tout s’y trouve. Ma foi ! essayons ; me voilà décidé, et je vais faire ma cour sérieusement... Mais quelqu’un vient... Eh ! c’est Saint-Albe.

 

 

Scène XV

 

VERSAC, SAINT-ALBE

 

SAINT-ALBE.

Versac ! et depuis quand de retour à Paris ?

VERSAC.

Depuis quinze jours à-peu-près ; mais d’ennuyeuses affaires ont pris tout mon temps ; et je suis charmé que le hasard nous rassemble.

SAINT-ALBE.

J’ignorais que tu vinsses dans cette maison.

VERSAC.

Je m’y trouve aussi pour la première fois ; mais ne m’appelle pas Versac.

SAINT-ALBE.

Comment !

VERSAC.

C’est Gerville que je me nomme ici.

SAINT-ALBE.

Et pour quelles raisons ?

VERSAC.

Je l’ignore. Madame de Mareuil l’a exigé ainsi. C’est que tu ne connais pas mon aventure ; elle est unique !

SAINT-ALBE.

Bon !

VERSAC.

Je te sais mon ami, je puis te conter cela. J’ai rencontré Madame de Mareuil au bal masqué. Sa taille, sa tournure, tout ce que je voyais d’elle m’a charmé. J’ai lié conversation, on m’a bien reçu. Pendant cinq ou six bals je l’ai retrouvée ; mais j’ignorais son nom : enfin, malgré sa défense, je l’ai fait suivre ; j’ai appris qui elle était ; et ce matin j’ai écrit pour solliciter la permission de me présenter chez elle. Voici la réponse.

SAINT-ALBE, à part, après avoir lu.

La perfide !

Haut.

Mais quel peut-être le motif de ce changement de nom ?

VERSAC.

Peu m’importe. J’ai consenti à tout, je suis venu. Tu la connais ; tu juge si sa vue a dû augmenter mon amour ! J’en suis fou, et je l’épouse.

SAINT-ALBE.

Ah ! tu l’épouses.

VERSAC.

J’y suis très décidé.

SAINT-ALBE.

Tu penses donc qu’elle t’aime ?

VERSAC.

Mais sans fatuité, je puis me flatter que je ne déplais pas. Tu vois qu’elle consent à me recevoir, sur ma première demande ; et ce soir elle m’écoutait avec bonté. Je suis d’ailleurs charmé que tu la connaisses. Es-tu lié dans la maison ?

SAINT-ALBE.

J’y viens tous les jours.

VERSAC.

Tant mieux, tu pourras me servir.

SAINT-ALBE.

En quoi ?

VERSAC.

Mais, en parlant pour moi.

SAINT-ALBE.

Parbleu ! parle toi-même.

VERSAC.

Quoi ! tu refuserais d’obliger un ami ?

SAINT-ALBE.

Absolument.

VERSAC.

Penses-tu que ce mariage ne me convienne pas ?

SAINT-ALBE.

Qu’il te convienne ou non, ne compte pas sur moi.

VERSAC.

Mais, explique-toi, Saint-Albe ; que signifie ce refus ?

SAINT-ALBE, vivement.

Cela signifie que vous vous abusez, si vous croyez que je veuille jouer dans cette affaire le rôle de confident ; que je suis moi-même amoureux de Madame de Mareuil ; que depuis dix-huit mois elle reçoit mes soins ; et que j’avais tout lieu d’espérer qu’un jour je pourrais obtenir sa main ; qu’enfin je la connais pour la plus coquette des femmes ; mais que je ne puis renoncer à elle. Est-ce clair ?

VERSAC.

Oui, cela commence à le devenir. Tu croyais donc être aimé ?

SAINT-ALBE.

Vous le croyez bien.

VERSAC.

Elle aurait pu changer.

SAINT-ALBE.

Vous êtes consolant.

VERSAC.

Veux-tu donc que je perde toute espérance.

SAINT-ALBE.

Eh quoi ! malgré ma confidence, vous conservez vos prétentions ?

VERSAC.

Saint-Albe, l’amitié ne doit jamais exiger qu’on lui sacrifie l’amour.

SAINT-ALBE.

Soit ; mais je vous déclare qu’il m’est impossible de vivre sans Madame de Mareuil.

VERSAC.

Et moi aussi.

SAINT-ALBE.

Il faudra bien cependant qu’un de nous deux prenne son parti.

VERSAC.

Madame de Mareuil choisira. Si tu es préféré, je n’en resterai pas moins ton ami. Si je l’emporte...

SAINT-ALBE.

Ce ne sera pas au moins sans que je vous la dispute.

VERSAC.

Comme tu voudras, puisque tu n’entends aucune raison ; mais jusque-là ne nous nuisons pas, et laissons Madame de Mareuil entièrement libre dans son choix. Une affaire m’appelle, je reviens dans un quart d’heure, promets-moi de garder mon secret, au moins jusqu’à mon retour.

SAINT-ALBE.

Mais...

VERSAC.

Je l’exige de ton amitié, de ton honneur.

SAINT-ALBE.

Je ne vous demandais pas cette confidence.

VERSAC.

Le hasard t’a servi ; et je te crois trop galant homme pour en profiter.

SAINT-ALBE.

Je ne pourrai me taire longtemps.

VERSAC.

Attends du moins que je sois présent, et que je puisse me justifier de mon indiscrétion. Ne peux-tu garder ta colère jusque-là?...

SAINT-ALBE.

À la bonne heure.

VERSAC, revenant sur ses pas.

J’aimerais mieux que tu ne la visses pas. Veux-tu venir avec moi ?

SAINT-ALBE.

Eh non ! soyez tranquille.

VERSAC.

Mais elle va peut-être te questionner ?

SAINT-ALBE, avec impatience.

Je ne lui parlerai pas. Allez.

VERSAC.

Je vole et je reviens. Peste soit des gens de loi !

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

SAINT-ALBE, seul

 

Comment pourrai-je me contenir ? La perfide ! Non, je ne veux pas lui parler avant le retour de Versac. Je veux voir de quel œil elle soutiendra ma vue en présence de mon rival. Il est donc vrai ? Elle me trompait ; mes craintes, mes soupçons, tout est justifié. Elle me trompait !

 

 

Scène XVII

 

SAINT-ALBE, MADAME DE BELMONT

 

SAINT-ALBE.

Ah ! Madame, venez ; vous voyez le plus malheureux des hommes.

MADAME DE BELMONT.

Comment ! Qu’est-ce donc encore ?

SAINT-ALBE.

Ah ! pour cette fois ce n’est plus une jalousie que la perfide accusait d’être mal fondée. C’est une certitude, une affreuse certitude. Je tiens tout de Versac lui-même.

MADAME DE BELMONT.

Que dites-vous de Versac ?

SAINT-ALBE.

Oui, je viens de le trouver ici. Ignorant mon amour pour la traîtresse, il m’a choisi pour confident. C’est à ce fatal bal masqué qu’ils se sont vus. Versac a écrit ce matin ; il m’a montré la réponse. Elle exige qu’il change de nom, qu’il se présente sous celui de Gerville...

MADAME DE BELMONT.

Qu’entends-je ? ciel !

SAINT-ALBE.

Vous êtes indignée.

MADAME DE BELMONT.

Monsieur de Gerville est Versac ?

SAINT-ALBE.

Eh ! oui.

Se parlant à lui-même.

Que de mensonges ! de perfidie !

MADAME DE BELMONT, se parlant à elle-même.

Peut-on se jouer ainsi d’une amie !

SAINT-ALBE, de même.

De l’amant le plus tendre !

MADAME DE BELMONT, de même.

Me compromettre à ce point !

SAINT-ALBE, de même.

M’éloigner pour être plus libre de le recevoir ?

MADAME DE BELMONT.

Je n’aurais pas imaginé qu’elle fût capable...

SAINT-ALBE.

Eh bien ! ni moi non plus. Je la croyais légère ; mais je ne la croyais point fausse. Aussi suis-je guéri sans retour, et si je veux la voir, ce n’est que pour la confondre. Elle me regrettera. Ah ! Madame, je l’adorais ! Pardon, je ne puis vous dire combien je suis sensible à la part que vous daignez prendre...

MADAME DE BELMONT.

Mon cher Saint-Albe, j’y prends d’autant plus de part, que dans cette aventure je suis la seule qui ait droit de se plaindre.

SAINT-ALBE.

Comment ! Madame.

MADAME DE BELMONT.

Si Monsieur de Gerville est Versac, Madame de Mareuil n’a aucun tort envers vous ; mais elle n’a joué un tour...

SAINT-ALBE.

Je ne vous comprends pas.

MADAME DE BELMONT.

Oubliez-vous que je plaide contre M. de Versac ?

SAINT-ALBE.

En effet, vous me le rappelez.

MADAME DE BELMONT.

Je connais Madame de Mareuil. Elle a espéré qu’un rapprochement pourrait nous réconcilier. Emportée par la bonté de son cœur, elle n’a pas réfléchi à toute l’inconséquence de sa conduite envers moi. Elle avait écouté Monsieur de Versac au bal ; elle lui permis de se présenter chez elle ; mais sous le prétexte de ménager votre esprit jaloux, de vous épargner des chagrins à tous deux, elle m’a engagée à prendre son nom, et c’est moi qui ai reçu ce prétendu Monsieur de Gerville.

SAINT-ALBE.

Quoi ! c’est vous ?

MADAME DE BELMONT.

Je n’aurais jamais consenti à jouer ce rôle si j’eusse connu Monsieur de Versac, et cela vous explique le changement de nom qu’elle a exigé de lui.

SAINT-ALBE, vivement.

Ainsi, Madame, c’est vous seule qu’il a vu ? c’est vous qu’il aime ?

MADAME DE BELMONT, avec embarras.

Il m’aime...

SAINT-ALBE.

Il vous adore, j’en suis certain, puisqu’il me l’a dit lui-même.

MADAME DE BELMONT, avec curiosité.

Comment ! vous a-t-il parlé?...

SAINT-ALBE.

Il vous adore, vous dis-je ; aimez-le, aimez-le, et mariez-vous le plutôt possible.

MADAME DE BELMONT, souriant.

C’est aller un peu vite.

SAINT-ALBE.

Pourquoi ? vous terminez ainsi vos différends. C’est un mariage de convenance, s’il en fut jamais ; et puisque l’inclination s’y joint...

MADAME DE BELMONT.

Mais je ne vous dis pas que je l’aime.

SAINT-ALBE.

Vous l’aimerez, vous l’aimerez ; Versac est séduisant ; je le connais d’ailleurs depuis plusieurs années, et je puis vous répondre de son cœur et de son caractère. Enfin vous ne pouvez mieux faire.

MADAME DE BELMONT.

Madame de Mareuil est d’une inconséquence !...

SAINT-ALBE.

Ah ! pardonnez lui tout en faveur de son intention. Mon cœur est soulagé d’un grand poids ! Mais voudra-t-elle me pardonner à moi-même ? Je cours à ses pieds avouer mes torts, et...

MADAME DE BELMONT.

Arrêtez, arrêtez. Je ne veux pas qu’elle sache que je suis instruite...

SAINT-ALBE.

Et pour quelles raisons ?

MADAME DE BELMONT, avec embarras.

Je ne sais... mais elle me croit sa dupe, et je ne serai pas fâchée de m’amuser à mon tour. Ne vaut-il pas mieux d’ailleurs connaître un peu plus Monsieur de Versac avant de lui apprendre qu’on s’est joué de lui ?

SAINT-ALBE.

Il n’en sera pas blessé, puisqu’il vous aime.

MADAME DE BELMONT.

Il m’aime ! nous n’en sommes pas sûrs. N’était-ce pas d’abord Madame de Mareuil qui l’avait séduit au bal !

SAINT-ALBE, vivement.

J’entends. Vous craignez que Versac détrompé ne reprenne ses premiers nœuds.

MADAME DE BELMONT, troublée.

Je ne le crains pas ; mais, enfin, autant vaut-il... voir comment tout ceci finira ; et je ne crois pas nécessaire que ce soit vous-même...

SAINT-ALBE.

Je m’en garderai bien ! vous pouvez compter sur ma discrétion. Versac va revenir. Je passe chez Madame de Mareuil ; mais je saurai me taire.

MADAME DE BELMONT.

J’y compte.

SAINT-ALBE.

Soyez tranquille. Épousez-le, Madame, épousez-le.

MADAME DE BELMONT.

Nous n’en sommes pas là.

SAINT-ALBE.

Je vous laisse.

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME DE BELMONT, seule

 

C’est Versac ! Que pensera-t-il de moi ? Il ne croira jamais que l’on m’a trompée la première, Ah ! je ne puis pardonner à Madame de Mareuil. Après tout ce qu’elle savait... m’entraîner dans une démarche aussi inconvenante !... inutile d’ailleurs ; car si Versac a semblé me voir avec plaisir, c’est qu’il me prend pour son inconnue du bal. L’esprit seul de Madame de Mareuil avait fait sa conquête. Elle est belle,

Soupirant.

très belle ; et dès qu’il la connaîtra, ce qui ne peut tarder, il la préférera. Il vaudrait peut-être mieux qu’il la connût le plutôt possible ; car je ne sais pourquoi je suis si troublée. Je ne connais ce jeune homme que depuis un moment : ce matin encore, je le détestais ; eh bien ! il faut l’avouer, s’il la préfère, j’en serai au désespoir. Si cependant par un hasard, par un de ces caprices qui décident des goûts, je lui plaisais davantage?... Comme dit très bien Saint-Albe, tout s’arrangerait. Je verrais mon procès terminé ; et ce procès nie donne de graves inquiétudes... Oui, la raison même m’engage à désirer... Et puis aussi, c’est qu’il est bien aimable ! Je l’entends. Cachons mon trouble, et cherchons à lire dans son âme.

 

 

Scène XIX

 

MADAME DE BELMONT, VERSAC

 

VERSAC.

Je me suis enfin délivré, Madame, d’un ennuyeux rendez-vous. Je ne m’attendais pas au bonheur de vous retrouver seule. J’avais laissé Saint-Albe ici.

MADAME DE BELMONT.

Il est sorti pour un moment. Vous connaissez donc Monsieur de Saint-Albe ?

VERSAC.

Beaucoup, Madame. Il vient souvent ici ?

MADAME DE BELMONT.

Tous les jours.

VERSAC, à part.

Il a dit vrai.

Haut.

C’est un fort aimable homme.

MADAME DE BELMONT.

Oui, tout-à-fait aimable : de l’esprit, un cœur excellent. J’en fais le plus grand cas.

VERSAC, à part.

Aye ! aye ! allons, j’aime mieux tout savoir.

MADAME DE BELMONT.

Vous paraissez inquiet ?...

VERSAC.

Je le suis en effet. Je crains de vous faire une question que vous trouverez sans doute indiscrète.

MADAME DE BELMONT.

Pourquoi ? parlez.

VERSAC.

Tant de bonté m’encourage. Daignez croire que je ne suis pas curieux, et qu’un intérêt plus vif, plus puissant, dicte ma demande. Saint-Albe est jeune, il est libre ; sans doute il n’a pu vous voir sans vous aimer ; aurait-il le bonheur de vous plaire ?

MADAME DE BELMONT.

À moi ?

VERSAC.

Oui, Madame.

MADAME DE BELMONT.

Monsieur de Saint-Albe... Mais je n’imagine pas qu’il y ait jamais pensé.

VERSAC.

Pardonnez-moi, Madame, il vous aime ; et par un hasard bien singulier, nous nous sommes confiés l’un à l’autre...

MADAME DE BELMONT.

Vous lui avez donc parlé du bal masqué ?

VERSAC.

Je ne vous cache pas que je lui ai tout conté. Il s’est mis dans une fureur !...

MADAME DE BELMONT, riant.

Votre conversation devait être plaisante.

VERSAC.

Point du tout. Je vous réponds qu’elle n’a amusé ni l’un ni l’autre.

MADAME DE BELMONT.

Quoiqu’il en soit, si Monsieur de Saint-Albe m’aime, je l’ignore ; mais il est certain que je ne l’aime pas.

VERSAC.

Ah ! si j’étais assez heureux !... Cependant je n’ai aucun droit à votre confiance.

MADAME DE BELMONT.

Je dis vrai ; je n’ai pour lui d’autre sentiment que celui de l’amitié.

VERSAC.

Ma crainte était excusable. À votre âge, Madame, on n’est pas destiné à un veuvage éternel.

MADAME DE BELMONT.

Telle est cependant ma résolution, et je ne pense pas en changer jamais.

VERSAC.

Et quel motif a pu vous la faire prendre ?

MADAME DE BELMONT.

Outre le danger qu’offre de seconds nœuds, il est possible qu’avant peu une raison plus forte m’engage à renoncer au mariage. Ma fortune se trouve dépendre entièrement du jugement d’un procès que puis perdre. Dois-je songer à prendre un époux auquel je ferais partager ma ruine ?

VERSAC.

Ah ! qu’il serait heureux celui qui pourrait la réparer ! Est-il une plus grande jouissance que celle d’enrichir ce qu’on aime ! Si j’étais le fortuné mortel dont vous daigneriez accepter la main, je ferais des vœux pour la perte de votre procès.

MADAME DE BELMONT.

Cette généreuse supposition...

VERSAC.

Non, Madame, ce n’en est point une. Dussiez-vous me punir de mon audace, et m’interdire votre présence, je ne puis me taire : je vous aime, Madame : le vœu le plus cher de mon cœur serait d’obtenir votre main. Vous connaissez ma naissance ; ma fortune est considérable ; elle va même s’augmenter encore par le gain d’un procès...

MADAME DE BELMONT.

Ah ! vous avez aussi un procès ?

VERSAC.

Un procès sûr ; tous les avocats m’en répondent. On avait voulu, pour arranger la chose, me faire épouser la femme contre laquelle je plaide. Une Madame de Belmont...

MADAME DE BELMONT.

Madame de Belmont, dites-vous ?

VERSAC.

Oui ; une provinciale, enterrée dans le fond de la Bourgogne ; mais, grâce au ciel, j’ai refusé.

MADAME DE BELMONT.

La connaissiez-vous ?

VERSAC.

Je ne l’ai jamais vue.

MADAME DE BELMONT.

On vous avait donc prévenu contre elle ?

VERSAC.

Non ; mais je la vois d’ici, gauche, sans tournure, sans esprit, sans talents ; n’ayant d’autre conversation que les caquets de la province ; de ces femmes, enfin, que l’on ne peut aimer.

MADAME DE BELMONT, vivement.

Quelle prévention ! Je puis vous assurer que Madame de Belmont ne ressemble à rien de tout cela.

VERSAC.

Quoi ! Madame, vous la connaissez donc ?

MADAME DE BELMONT, très vivement.

Beaucoup. Je sais qu’elle possède plusieurs qualités estimables. Sans doute elle n’est point parfaite ; eh ! qui peut se vanter de l’être ! Mais Monsieur de Belmont avait de l’esprit et des connaissances ; il avait passé sa vie dans le monde le plus brillant ; croyez-vous qu’il eût pu se plaire dans la société d’une femme aussi gauche, aussi sotte que vous vous la représentez ! Si elle a fait dix ans le bonheur d’un mari qui avait trois fois son âge, et qu’elle n’avait épousé que par obéissance, elle mérite du moins que l’on rende justice à son caractère. Croyez qu’il est plus fier que l’on ne l’imagine ; que c’est bien à son insu que l’on vous a offert sa main ; et qu’elle en a conçu un vif ressentiment.

VERSAC.

Ne l’ayant jamais vue, ma conduite ne peut rien avoir de blessant pour son amour-propre ; mais me pardonnerez-vous la légèreté de mes propos ? J’ignorais qu’elle fût votre amie.

MADAME DE BELMONT, souriant.

Moi-même, je me suis emportée. C’est que les hommes sont d’une inconséquence !... Ils prennent une opinion de nous sans avoir aucune bonne raison qui l’appuie. Par exemple, vous me trouvez aimable, vous me le dites au moins, et cependant à peine me connaissez-vous. Vous me jugez tout aussi légèrement que vous avez jugé Madame de Belmont.

VERSAC.

Ah ! quelle différence ! Mais votre amie serait trop vengée, si elle m’attirait le malheur de vous avoir déplu.

MADAME DE BELMONT.

Il vaut mieux qu’elle se venge elle-même, et je suis d’avis que vous la voyiez.

VERSAC.

À quoi bon, Madame ?

MADAME DE BELMONT.

Que savez-vous, si elle ne vous paraîtra pas aimable ?

VERSAC.

Je puis la trouver telle, voilà tout.

MADAME DE BELMONT.

Non, non, j’imagine que vous l’aimerez ; et d’ailleurs ce mariage terminerait votre procès.

VERSAC.

Dussé-je le perdre, et toute ma fortune en dépendît-elle, je ne voudrais point la sauver à ce prix.

MADAME DE BELMONT.

Je vous ai déjà dit qu’il serait possible qu’avant peu je fusse entièrement ruinée ; si l’arrêt me condamne...

VERSAC.

Nous ne serons pas condamnés tous deux.

MADAME DE BELMONT.

Non, cela n’est pas probable ; cependant le sort peut me trahir ; et, dans ce cas, je suis décidée à ne me marier jamais.

VERSAC.

Je parviendrai à vous fléchir, ou bien je resterai garçon.

MADAME DE BELMONT.

Sans savoir si Madame de Belmont vous convient ou non ?

VERSAC.

Elle ne me convient pas.

MADAME DE BELMONT.

Mais attendez au moins que vous la connaissiez. J’avoue que je tiens à vous voir changer d’opinion sur son compte.

VERSAC.

Eh bien ! Madame, vous avez augmenté à l’excès mon antipathie pour elle.

MADAME DE BELMONT.

Tout de bon ?

VERSAC.

Ah ! je la déteste maintenant.

MADAME DE BELMONT.

En êtes-vous bien sûr ?

VERSAC.

Comment ! si j’en suis sûr !

MADAME DE BELMONT.

Sans douter Sait-on souvent qui l’on hait, qui l’on aime ? Connaissons-nous bien les personnes avec qui nous avons des rapports d’aversion ou de tendresse ? Ne formons-nous pas sans cesse des jugements sur lesquels il nous faut revenir ? Et nos sentiments du matin sont-ils toujours ceux de soir ? Non.

VERSAC.

Quant à moi, je ne change jamais.

MADAME DE BELMONT.

Mais...si sans la connaître vous aviez déjà vu Madame de Belmont.

VERSAC.

Comment ?

MADAME DE BELMONT.

Si c’était la femme avec laquelle nous allons souper ce soir ?

VERSAC.

Cette dame...

MADAME DE BELMONT, l’examinant.

Oui.

VERSAC.

Eh bien, son premier abord m’a déplu.

MADAME DE BELMONT.

Elle est belle pourtant.

VERSAC, avec indifférence.

Oui.

MADAME DE BELMONT.

Elle a beaucoup d’esprit.

VERSAC.

Je veux la croire parfaite ; et pour vous prouver qu’elle ne porte pas en vain le titre de votre amie, dès ce moment je remets en vos mains mes intérêts et les siens. Je vous fais notre juge ; terminez nos différends. Quelque soit l’arrangement que vous proposerez, j’y souscris par avance. Je veux bien ne plus plaider ; mais je ne veux pas épouser.

MADAME DE BELMONT, émue.

Ce trait de votre part me touche au dernier point. Cependant vous croyez votre cause bonne ?

VERSAC.

Il n’importe, je signerai tout, excepté un contrat de mariage.

MADAME DE BELMONT.

Eh bien... Mais la voici.

 

 

Scène XX

 

MADAME DE BELMONT, VERSAC, MADAME DE MAREUIL, SAINT-ALBE

 

MADAME DE BELMONT.

Vous ne pouviez, ma chère, arriver plus à propos. Monsieur de Versac, car je dois maintenant lui donner son véritable nom, instruit de l’amitié qui m’unit à Madame de Belmont, me fait en ce moment pour elle les offres les plus généreuses. Sans la connaître, enfin, il propose d’arranger à l’amiable tous ses différends avec elle.

VERSAC.

Oui, Mesdames, je ne saurais plaider contre une personne qui vous intéresse toutes deux.

MADAME DE MAREUIL.

Ah ! je ne dissimule pas qu’elle m’intéresse infiniment.

SAINT-ALBE.

Et peut-on savoir par quel moyen vous comptez terminer vos débats ?

VERSAC.

Comme je consens à tout, les plus courts, les plus simples, seront je pense, les meilleurs.

SAINT-ALBE.

Le plus simple, selon moi, serait de confondre vos fortunes par un mariage.

VERSAC, vivement.

Et pourquoi ? puisque je suis décidé à faire tous les sacrifices.

MADAME DE MAREUIL.

Mais chacun croit sa cause la meilleure ; et pensez-vous que Madame de Belmont puisse accepter...

VERSAC, à part.

Allons, elle veut absolument qu’on l’épouse.

SAINT-ALBE, bas à Versac.

Je te parle en ami. Tu refuses ton bonheur.

VERSAC, bas à Saint-Albe.

Fort bien ! débarrassez-vous d’un rival !

MADAME DE MAREUIL.

Saint-Albe a raison ; il me semble que le mariage seul...

VERSAC, à part.

Mais quelle étrange femme !

SAINT-ALBE, bas à Versac.

Quand tu sauras...

VERSAC, à Saint-Albe.

Eh, morbleu ! laisse-moi.

SAINT-ALBE, bas à Versac.

Dis donc que tu veux épouser.

VERSAC, à Madame de Mareuil.

Madame, à quoi bon nous embarrasser plus longtemps l’un et l’autre ? Sans doute vous êtes belle, aimable, mais on n’est pas maître de son cœur. J’aime votre charmante amie. Songez que je l’avais vue avant vous, et...

MADAME DE MAREUIL.

Je ne vous comprends pas.

VERSAC.

Je vous crois trop bonne pour me punir d’un tort involontaire. Daignez ne pas me desservir auprès d’elle. Au défaut de l’amour, j’aurai toujours pour vous l’estime, l’amitié...

MADAME DE MAREUIL.

Eh ! qui vous dit Monsieur, que je vous demande de l’amour ?

VERSAC.

J’ai cru, Madame, que vous parliez de mariage.

MADAME DE MAREUIL.

Sans doute ; mais cela n’a rien de commun. Il y a une heure que nous parlons sans nous entendre. Pour qui me prenez-vous donc, Monsieur ?

VERSAC.

Pour Madame de Belmont.

MADAME DE MAREUIL, riant, à Madame de Belmont.

Ah ! je porte ici votre nom !

MADAME DE BELMONT, riant.

Vous m’avez bien donné le vôtre.

VERSAC, surpris, à Madame de Belmont.

Qu’entends-je ! Quoi ! vous seriez?...

SAINT-ALBE.

Madame de Belmont.

VERSAC, à genoux, à Madame de Belmont.

Ah ! comment espérer le pardon de mes torts ! Je suis inexcusable ; punissez-moi, rejetez mes vœux et mon cœur ; mais daignez ne plus me regarder comme votre adversaire. Dès ce moment, Madame, vous avez gagné votre procès.

MADAME DE MAREUIL.

Levez-vous, levez-vous ; car je lis dans ses yeux que vous avez gagné le vôtre.

VERSAC, à Madame de Belmont.

Est-il bien vrai ?

MADAME DE BELMONT.

Oui, je cède. La raison, mes amis me le conseillent, et mon cœur me l’ordonne.

SAINT-ALBE, à Madame de Mareuil.

Quand tout le monde fait sa paix, ne ferai-je donc pas la mienne ?

MADAME DE BELMONT.

Il a raison ; ma chère, imitez-moi.

MADAME DE MAREUIL.

Allons, allons, je veux bien y consentir ; voilà ma main. Mais convenez tous que j’ai une bonne tête, et qu’il est heureux d’arranger au bal masqué une affaire que les tribunaux n’ont pu terminer depuis dix ans.

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